La Boîte Noire

  1975 - 1985 : la décennie où tout a commencé.

23 sept. 2024

Le 19 décembre 1974, à quatre heures du matin heure locale ; aux limites de Livry-Gargan et de la forêt de Clichy ; enfin réunis… …Philippe Druillet, l’enlumineur paranoïaque, Moebius alias Gir, alias Giraud, alias « le dessinateur aux mille faces », Jean-Pierre Dionnet dit grat-grat, votre serviteur… et Bernard Farkas, venu mettre un peu d’ordre dans nos projets grandioses et un peu d’âme dans nos comptes ; Décidèrent, simultanément et à l’unanimité, de ne plus répondre, désormais, qu’au seul nom collectif de : « LES HUMANOIDES ASSOCIÉS ». 

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On le sait depuis le film de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance : si la légende est plus belle que la réalité, mieux vaut imprimer la légende. Ces quelques lignes à la ponctuation incertaine, publiées en janvier 1975 dans le premier numéro d’une revue de bande dessinée, Métal Hurlant, font office d’acte de naissance d’une nouvelle maison d’édition au nom étrange, Les Humanoïdes Associés. C’est Jean-Pierre Dionnet, scénariste pour l’hebdomadaire Pilote où il côtoie les dessinateurs Druillet et Giraud, qui a eu l’idée de cette appellation. Il a emprunté le mot « Humanoïdes » au titre d’un roman de Jack Williamson, et ajouté « Associés » pour apporter une touche de dérision. Le capital est partagé entre les quatre fondateurs et quatre membres du mensuel Rock&Folk, qui donnent quelques conseils aux éditeurs débutants. Directeur de la publication, Dionnet fera office de rédacteur en chef, avant que Philippe Manœuvre, « rock-critic » vedette de Rock&Folk, vienne l’épauler à partir de 1976. Le compagnonnage avec ce magazine n’a rien d’étonnant. Dans la France des années 1970, la bande dessinée, le rock, la science-fiction ou encore le polar, rejetés dans les marges de la connaissance officielle, relèvent de la même contre-culture.

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Cap sur la science-fiction

En 1975, la bande dessinée a cependant commencé à s’affranchir du carcan de l’enfance pour s’adresser à un lectorat adulte. Le mensuel Charlie est créé en 1969. L’Écho des savanes est lancé en 1972 par trois auteurs de Pilote, Nikita Mandryka, Claire Bretécher et Gotlib – c’est d’ailleurs Mandryka qui a suggéré le titre « Métal Hurlant ». Le Canard sauvage et Mormoil les rejoignent en 1973 et 1974. Le 1er avril 1975, ce même Gotlib sera à l’origine du magazine d’« Umour et bandessinées » Fluide glacial. Les Humanoïdes Associés, comme leur nom le laisse entendre, investissent le registre de la science-fiction. Passion partagée de Dionnet, Druillet et Giraud, celle-ci est encore peu présente dans la bande dessinée française de l’époque. Druillet est une référence du genre avec son personnage de Lone Sloane, dont les aventures intersidérales sont publiées dans Pilote, véritable creuset de la « nouvelle BD » des années 1960 et 1970. Mais Jean Giraud, alias Mœbius, sera très vite reconnu à son tour, grâce à Métal Hurlant, comme un maître de la « S.F. ».

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À fond la forme !

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La vocation des Humanoïdes Associés s’incarne donc dans Métal, dont l’esprit est défini par Dionnet. « J’avais décidé, une bonne fois pour toutes, que les arts dits mineurs seraient des arts essentiels », écrira celui-ci dans Mes Moires, son autobiographie, pour résumer sa ligne de conduite. La revue, d’abord trimestrielle avant de devenir mensuelle en septembre 1976, ressemble à ses débuts à un joyeux bazar. « Je n’avais pas de ligne éditoriale, expliquera Jean-Pierre Dionnet en 2022, dans le deuxième numéro de la nouvelle version de Métal. Pour moi, le fond, c’était la forme. Et si la forme débordait sur le fond, tant mieux ! Je n’ai jamais su faire un journal et je n’étais pas un vrai journaliste. » Autoproclamé grand maître du chaos, Dionnet partage une conviction avec René Goscinny, l’ex-rédacteur en chef de Pilote : ne jamais tenir compte de l’avis du lecteur, par nature conservateur.



Rock’n’Humanos

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Les Humanoïdes Associés s’installent dans un petit appartement de la rue Yves-Toudic, près du métro République. Au quotidien, l’ambiance est plutôt « rock’n’roll ». L’une des deux pièces est envahie par les exemplaires invendus du premier numéro de Métal Hurlant. Dionnet, en raison du manque de place, tape ses courriers à la machine dans son appartement, sur le papier à lettres de Philippe Druillet. Certains jours, les épouses de Giraud et de Druillet passent donner un coup de main. En 1976, tandis que le Arzach de Mœbius est publié en album et que celui-ci se lance dans la saga du Garage hermétique, Les Humanoïdes déménagent pour rejoindre la rue de Lancry toute proche.


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Au fur et à mesure des numéros de Métal Hurlant, de nouveaux noms apparaissent dans « l’ours », cet encadré qui recense les collaborateurs d’un magazine. Henry Dupas s’occupe des abonnements, Brigitte Semler des relations extérieures, Maryse Bonneau du secrétariat d’édition et Hélène Rosenberg de la publicité. Philippe Manœuvre est secrétaire de rédaction au même titre qu’Anne Delobel, la compagne de Tardi, avant d’être nommé rédacteur en chef adjoint. Il partage sa passion du rock en passant à fond les disques de ses groupes préférés sur une chaîne stéréo installée au bureau. Bientôt, la « BD rock », incarnée par des auteurs tels que Serge Clerc, Margerin, Tramber et Jano ou Dodo et Ben Radis, viendra donner corps à la connexion entre le « neuvième art » et le rock’n’roll. D’ailleurs, quand ils débarquent au Salon de la bande dessinée d’Angoulême, avec un Druillet tout de cuir vêtu, aux cheveux longs et aux doigts couverts de bagues, les quatre Humanoïdes en chef, convaincus de publier le meilleur magazine de BD du monde, ressemblent à un gang de rockers venus mettre la ville à feu et à sang… Petit à petit, et en dépit de l’interdiction de vente aux mineurs qui frappe Métal en septembre 1976, Les Humanoïdes Associés occupent une place à part dans le paysage de la bande dessinée. Françoise Verny, la « papesse » de l’édition engagée par Georges Dargaud, avait menacé Dionnet, avant le lancement de Métal Hurlant, de les « écraser ». Elle n’aura fait que renforcer la détermination de la jeune maison d’édition.


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Au fil des numéros, Les Humanoïdes Associés s’imposent comme un acteur privilégié du renouvellement de la bande dessinée européenne. Le mensuel est une sorte de miroir inversé de (À Suivre), le magazine lancé en 1978 par Casterman, dont la tonalité « littéraire » et l’esprit de sérieux tranchent radicalement avec la frénésie inventive et la boulimie créatrice des « Humanos ». Métal Hurlant révèle au lectorat français des auteurs nommés Vaughn Bodé, Richard Corben, Jean-Claude Gal, Serge Clerc, Frank Margerin, Yves Chaland, Michel Crespin, Daniel Ceppi, Alejandro Jodorowsky, Jean-Michel Nicollet, François Schuiten, Luc Cornillon, Arno, Caro, Alain Voss, Dominique Hé, Sergio Macedo, et bien d’autres encore qui nous pardonneront de ne pas les avoir cités. Tout en accueillant dans ses pages des valeurs sûres comme Enki Bilal, Paul Gillon, Hermann, Jean-Claude Mézières ou Tardi, qui y invente le steampunk, tandis que Giraud et Jean-Michel Charlier y publieront une aventure de leur cow-boy fétiche, Mike Steve Blueberry. Les autrices ne sont pas oubliées, de Florence Cestac à Nicole Claveloux, Dodo ou Chantal Montellier. Et Les Humanoïdes Associés donneront naissance en 1976 à un trimestriel faisant la part belle aux femmes, Ah!Nana, quatre ans après le Wimmen’s Comix lancé aux Etats-Unis, et dirigé par Janic Guillerez, alors la compagne de Dionnet.



Attention, Métal lourd 

En 1977, Dionnet réussit à convaincre l’éditeur américain du magazine National Lampoon de lancer Heavy Metal, la déclinaison de Métal Hurlant aux États-Unis. Les Américains vont pouvoir découvrir Druillet et Mœbius, lesquels influenceront à leur tour les auteurs d’outre-Atlantique, comme si la bande dessinée française prenait enfin sa revanche sur sa consœur américaine, qui fut longtemps sa source d’inspiration privilégiée. « J’éprouve un choc : j’aperçois un numéro de Heavy Metal, sagement placé à côté de Life, Playboy et Esquire, trois des titres les plus prestigieux de la presse américaine. Il est rangé dans le rayon de la presse pour adultes, près d’autres mensuels. L’espace d’une poignée de secondes, je suis devenu le roi du monde », racontera Dionnet dans Mes Moires en évoquant sa découverte de la revue dans un kiosque à journaux de New York. Bientôt, d’autres éditions étrangères verront le jour, de l’Allemagne à l’Espagne et l’Italie. Les Humanoïdes Associés seraient-ils devenus, eux aussi, les rois du monde ? En attendant de répondre à la question, Dionnet annonce, dans l’éditorial du numéro 25 de janvier 1978, que Métal Hurlant s’ouvrira, dorénavant, à d’autres genres que la science-fiction. Une page se tourne. Il tient toutefois à se montrer rassurant. « N’ayez crainte, lecteurs débiles, il y aura toujours 80% de Vénusiennes vertes et dénudées qui remontent négligemment leur jarretière d’acier tandis que le monstre pustuleux derrière les rochers guette, les yeux rouges. » Ouf, on respire.



Les Humanoïdes Associés, un éditeur très Speed

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Quand Les Humanoïdes Associés avaient publié, en janvier 1976, Les Aventures de Gwendoline, en hommage à l’héroïne bondage de John Willie, ils ne se doutaient sans doute pas que leur catalogue d’albums ne cesserait de s’étoffer. Les collections « Mirage » et « Humanoïde Couleur », lancées en 1977, seront rejointes par plusieurs autres, parmi lesquelles « Métal Hurlant », « Eldorado », « Pied Jaloux » ou « “H“. Humour Humanoïde ». Si les ventes de la sémillante Gwendoline avaient contribué à nourrir la trésorerie de la maison, certaines collections seront toutefois un échec, à l’image d’« Autodafé ». Son format anticipait la vogue du roman graphique, mais son nom aux accents prémonitoires était de mauvais augure…

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À la différence de ses confrères qui se cantonnent pour la plupart aux albums de bande dessinée, la maison voit plus loin. Très vite, Les Humanoïdes Associés s’intéressent au roman. Comment aurait-il pu en être autrement ? Dionnet a toujours été un amateur de littérature, dévorant avec la même passion les classiques et les maîtres de la science-fiction. Dès 1977, une collection intitulée « Bibliothèque aérienne » est confiée à François Rivière, éminent spécialiste des écrivains anglo-saxons. Elle réédite Jules Verne, Edgar Poe, Ambrose Bierce ou Gaston Leroux. Les auteurs contemporains seront accueillis dans « Speed 17 », pilotée par Philippe Manœuvre et qui publie Harlan Ellison, Hubert Selby, Jr. ou le Cocaïne Blues de Robert Sabbag. Les « Humanos » seront les premiers à éditer en France le sulfureux Charles Bukowski, sur les conseils de Philippe Garnier, autre pilier de Rock&Folk, avant de se faire « piquer » cet auteur par un éditeur français ayant pignon sur rue – et des moyens financiers plus importants. Les « Humanos » lanceront aussi « L’Ange du bizarre », dédiée à la littérature classique, ainsi qu’une éphémère collection de science-fiction et une autre réservée aux romans d’Eric Ambler.  

Au-delà de ces espaces offerts aux romans, l’écriture a toujours occupé une place de choix dans Métal Hurlant avec les nombreuses rubriques confiées à des auteurs maison, comme Druillet et Mœbius, ou à des chroniqueurs extérieurs. Dans leur livre consacré à l’histoire des Humanoïdes Associés et de Métal Hurlant, Gilles Poussin et Christian Marmonnier recensent la progression, année par année, du nombre de titres disponibles au catalogue, qui mêle littérature et bande dessinée. 4 en 1976, 16 en 1977, 50 en 1978, 76 en 1979… jusqu’à proposer 230 références en 1985, dont 223 BD. Cette évolution spectaculaire de la production s’est accompagnée de la création, en 1983, de Rigolo et de Métal Hurlant Aventure. Deux magazines nés d’une fausse bonne idée : en multipliant par trois leurs titres de presse, pensant faire de même avec le lectorat, les « Humanos » n’auront réussi qu’à diviser celui-ci d’autant et à augmenter au-delà du raisonnable leurs problèmes de gestion.



Les enfants de Métal Hurlant


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Cette année 1985 marque la fin d’un cycle. En août, Dionnet annonce son départ dans son dernier éditorial, bientôt suivi par Philippe Manœuvre. En dix ans, Les Humanoïdes Associés auront marqué l’histoire de la bande dessinée, révélé une génération d’auteurs et inspiré de nombreux créateurs, bien au-delà de la seule bande dessinée. Synonyme d’audace et de liberté, l’esprit humanoïde aura notamment essaimé dans l’univers du cinéma. Le grand Federico Fellini, amateur de Mandrake et des comics américains, s’était présenté un jour chez Métal, pensant pouvoir y croiser ce Mœbius qu’il admirait tant. Un producteur australien avait lui aussi sonné à la porte. Il proposait d’utiliser le nom « Métal Hurlant » dans le film d’un certain George Miller, alors inconnu. Dionnet n’avait pas donné suite, sans se douter qu’il venait de priver les Humanoïdes d’une association avec le futur réalisateur de Mad Max… Pour son Blade Runner, Ridley Scott s’était inspiré de Métal et de The Long Tomorrow, l’histoire de Dan O’Bannon dessinée par Mœbius. Quant à George Lucas, il avait signé la préface enthousiaste d’un recueil de dessins de Druillet. Jusqu’à Denis Villeneuve, le réalisateur de Dune, qui proclame aujourd’hui à qui veut l’entendre : « Je suis un enfant de Métal Hurlant ». Métal finira par tirer sa révérence deux ans plus tard, en 1987. Les Humanoïdes Associés, eux, ont continué leur belle aventure. Pour connaître la suite de l’histoire, ne manquez pas le prochain numéro de L’Opus…

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