La Boîte Noire

  1985 - 1995 : Métal est mort, vive les Humanos !

06 nov. 2024

Métal ne paraîtra plus. Une fois de plus, mais cette fois est la mauvaise, l’Ange du bizarre s’est brûlé les ailes dans l’enfer de la réalité économique.
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En juillet-août 1987, dans son éditorial publié en ouverture du 133e et dernier numéro de Métal Hurlant, Claude Gendrot, le rédacteur en chef, annonce la fin définitive de cette épopée de papier. Face à cet « édito », Yves Chaland rend hommage au magazine des Humanoïdes Associés dans une demi-page qui met en scène son personnage fétiche, le jeune Albert. Celui-ci explique au lecteur qu’une fusée spatiale sillonne l’espace, chaque mois depuis plus de dix ans, pour distribuer Métal Hurlant dans tout le système solaire.

Et ainsi pendant des siècles et des siècles, le nom du journal et ceux de ses prestigieux collaborateurs resplendiront dans la galaxie, tout comme ces fameuses étoiles, éteintes depuis des millénaires et qui pourtant continuent de briller. 



Jean-Pierre Dionnet contre les Hommes Gris

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On ignore si la notoriété de Métal Hurlant s’est étendue à toute la galaxie. Mais une chose est certaine : en douze années d’existence, la revue a changé, sinon la face du monde, du moins celle de la bande dessinée, en France comme à l’étranger. Deux ans plus tôt, Jean-Pierre Dionnet, cofondateur et âme du magazine, avait tiré sa révérence, remplacé par Jean-Luc Fromental. En ouverture du numéro 114 de Métal, en août 1985, il avait signé son ultime éditorial. Il s’en prenait aux « Hommes Gris », ces gestionnaires en costume sombre qui lui rendaient la vie impossible depuis le rachat des Humanoïdes Associés par leur imprimeur espagnol, en 1980.

Je suis venu vous dire que je m’en vais. Je ne suis plus rédacteur en chef, autant dire plus rien. (…) Dans le combat éternel contre les Hommes Gris, j’ai baissé les bras et posé mes armes parce qu’à force d’entendre des gens qui n’ont jamais été jeunes m’expliquer ce que veulent les jeunes, à force de discuter la théorie de la BD avec des gens qui n’en ont jamais lu, je me sentais devenir complètement idiot. (…) Au revoir, chers petits lecteurs ; maintenant je suis dans votre camp et j’irai dans un kiosque, chaque mois, pour acheter Métal, ce qui n’est pas forcément plus désagréable.

En septembre 1986, alors que Métal a interrompu sa parution entre février et juin, Les Humanoïdes sont de nouveau rachetés, cette fois par le groupe Hachette. L’information a de quoi surprendre. A priori, on imagine mal un éditeur aussi insolent, bordélique et iconoclaste que les Humanoïdes s’accommoder de la gestion rigoureuse d’un géant de l’édition, présent dans le paysage depuis 1826 et surnommé « la pieuvre verte ». « Les Humanos, c’était une maison de disques où tu aurais eu les Stones, les Bérurier Noir, les Sex Pistols », résume Philippe Manœuvre dans La Machine à rêver, le livre de Gilles Poussin et Christian Marmonnier consacré à l’histoire de Métal Hurlant. Tout l’inverse de Hachette, qui publie chaque semaine Le Journal de Mickey. Certains auteurs décident de partir, d’autres sont circonspects mais attendent de voir. Des piliers comme Serge Clerc, Frank Margerin, Yves Chaland ou Jano choisissent de rester. Salvador Soldevila, déjà en charge du Journal de Mickey chez Hachette, est nommé directeur de la rédaction de Métal Hurlant. Il confie le poste de rédacteur en chef à Claude Gendrot, qu’il a connu quelques années plus tôt à Pif Gadget.



Les auteurs affrontent la pieuvre verte 

En juillet de cette même année, Bruno Lecigne rejoint Les Humanoïdes Associés en tant que directeur des collections. Dans La Machine à rêver, il raconte la reprise en main de la maison par Hachette et le nouveau départ de Métal Hurlant. « L’idée était de relancer un mensuel sur les cultures nouvelles (arts, société, etc.) intéressant les jeunes adultes, et de prépublier une quinzaine d’albums pour alimenter le catalogue des Humanoïdes. On se trompait gravement en voyant en Soldevila un “tueur“ de chez Mickey, mais les apparences étaient contre nous. Quand je suis arrivé, la nouvelle équipe venait juste de se mettre au travail, et j’ai tout de suite ressenti le poids du passé et les énormes difficultés que nous allions rencontrer pour essayer d’installer les Humanos et Métal dans un groupe comme Hachette, avec l’hostilité presque unanime des auteurs et des anciens dirigeants comme Dionnet ou Fromental. Le fameux édito de Dionnet sur les “hommes en gris“ était encore dans tous les esprits ! »

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Avec son numéro 123, publié en septembre 1986, Métal adopte un format plus grand et accueille un pigiste de luxe nommé Jean-Pierre Dionnet. Son retour est censé rassurer les dessinateurs et scénaristes, inquiets pour leur avenir en raison du rachat de « leur » éditeur fétiche. « Métal Hurlant, c’était une maison jusque-là indépendante, innovante, d’avant-garde, poursuit Bruno Lecigne. À partir du moment où un grand groupe comme Hachette la rachetait, tout le monde se disait : “ils vont étouffer toute créativité, on va être censurés, tout ce qui est d’avant-garde, on ne le fera plus, il n’y aura plus qu’une seule et unique logique commerciale et seuls survivront les best-sellers, les petits auteurs, c’est fini.“ C’était le discours auquel nous étions confrontés de la part des auteurs. Il y avait une véritable crise de confiance entre les nouveaux Humanos, soupçonnés d’être des agents de la “pieuvre verte“, et les auteurs qui étaient pour la plupart des gens habitant Paris et se voyant sans arrêt, des gens d’une même famille, soudés contre l’envahisseur. Cela nous a poussés à chercher de nouveaux auteurs, en Espagne par exemple. C’est ainsi que nous avons découvert et publié Prado. »



Jodorowsky, Humanoïde en chef

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Métal Hurlant ne survivra qu’une année à cette nouvelle donne éditoriale. Le titre, qui perd de l’argent, a fini par se réduire à un simple support de prépublication, alors que les lecteurs de bande dessinée, lassés des histoires à suivre, privilégient désormais l’achat d’albums. Si la revue s’arrête, Les Humanoïdes Associés, eux, continuent leur route en étoffant leur catalogue. Si Frank Margerin reste l’auteur de la maison qui vend le plus de livres, un scénariste va bientôt s’imposer comme un nouveau pilier. Alexandro Jodorowsky – à l’époque, son prénom est orthographié avec un “x“, sa prononciation en français étant ainsi plus proche de celle d’“Alejandro“, son prénom originel – est invité par son éditeur à développer les univers qu’il a imaginés pour Mœbius, avec L’Incal, et pour Arno avec Alef-Thau. « Pour faire des livres, il fallait des écrivains, plus seulement des graphistes, explique Bruno Lecigne dans La Machine à rêver. Des romanciers, des conteurs, capables de développer des univers et des personnages. Nous avons tout de suite poussé Alexandro à développer ses histoires, à étoffer son univers et à nous écrire de nouvelles séries. Il avait rencontré un vrai succès populaire avec L’Incal et Alef-Thau, il suffisait qu’il en fasse plus. Chez les Humanos, à l’époque, il n’y avait pas trente-six grands scénaristes, il y avait lui ! Progressivement, il a repris le flambeau des mains de Margerin. »



Les nouveaux Humanos

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Le paysage de l’édition de bande dessinée est en pleine évolution, lui aussi. Les éditeurs traditionnels de la BD franco-belge comme Dupuis, Le Lombard et Dargaud sont rachetés par de grands groupes. En 1988, Les Humanoïdes Associés empruntent un chemin inverse. Un jeune homme originaire de Suisse, Fabrice Giger, fondateur d’Alpen Publishers, réussit à convaincre Hachette de lui vendre les « Humanos ». Le premier livre publié suite à ce rachat, en 1989, sera Région étrangère, dessiné par Beb-deum d’après un scénario de Dionnet. Celui-ci lui offre l’album orné d’une dédicace en forme de clin d’œil : « Pour mon successeur, au bon sens du mot, j'espère... » Cette même année, Giger rachète le catalogue des Éditions du Miroir. Il acquiert aussi une partie de celui de Dargaud, dont certains auteurs comme Bilal ou Druillet, jugés sulfureux, ne sont plus en odeur de sainteté auprès de ses nouveaux dirigeants, qui entendent imposer une ligne « morale ». Comme un symbole, l’année 1989 marque la fin du magazine maison, Pilote. Créé trente ans plus tôt, il avait vu naître les principaux héros de Dargaud, d’Astérix à Barbe-Rouge et de Blueberry à Valérian.



Enki Bilal, homme de l’année

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Au-delà de la bande dessinée, le monde bouge. Trois ans après la catastrophe de Tchernobyl, le Mur de Berlin s’est écroulé en 1989. La nouvelle décennie commence mal. En juillet 1990, Yves Chaland meurt dans un accident de voiture comme l’un de ses maîtres, Maurice Tillieux, le créateur de Gil Jourdan. Quelques jours plus tard éclate la Guerre du Golfe, qui entraînera une récession économique et mettra en péril les éditeurs. Un incendie, survenu en 1991 dans les bureaux parisiens des Humanoïdes Associés, situés dans le XIXe arrondissement, aurait pu entraîner la fin de la maison d’édition. Heureusement, 1992 annonce un avenir meilleur, même si, de l’autre côté de l’Atlantique, Superman trouve la mort dans une bataille titanesque face à son adversaire, Doomsday. Tandis que le magazine littéraire Lire décerne le titre de « Meilleur livre de l’année », tous genres confondus, à Froid Équateur d’Enki Bilal, ce qui ne manquera pas de faire grincer quelques dents chez les lecteurs de romans hostiles à la bande dessinée, Jodorowsky donne naissance à La Caste des Méta-Barons, dessinée par Juan Giménez. Trois ans plus tard, en 1995, un certain Jean Giraud, alias Mœbius, effectue son grand retour aux « Humanos » avec L’Homme du Ciguri, qu’il a conçu comme une suite à son légendaire Garage hermétique, publié dans Métal Hurlant de 1976 à 1979. Tout au long de ces dix années, de 1985 à 1995, Les Humanoïdes Associés conforteront leur statut d’éditeur majeur de la bande dessinée. Quant à Superman, au grand soulagement de tous ses aficionados, il est revenu à la vie quelques mois après son décès. Dans la bande dessinée, comme chacun le sait, tout peut arriver…


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