11 mars 2025
Dans les années 1990, la bande dessinée française se réinvente. Une nouvelle génération d’auteurs explore des pistes graphiques et des thèmes inédits. Ces artistes se révèlent adeptes d’un dessin en noir et blanc affranchi des canons en vigueur, proposent des formats éditoriaux différents de l’album couleur classique et abordent des sujets peu traités jusqu’alors par le « neuvième art », de l’autobiographie au reportage et du récit militant à l’expérimentation formelle. De nouveaux éditeurs prennent place dans le paysage, comme L’Association, incarnée par Jean-Christophe Menu et la revue Lapin, Cornélius, Rackham, Les Requins marteaux, Fréon ou 6 Pieds sous terre. Ils s’affirment comme les héritiers de Futuropolis, la maison fondée par Étienne Robial et Florence Cestac en 1974, à la vocation affirmée de mettre en avant les auteurs, et du mensuel (À Suivre) (A Suivre) lancé par Casterman en 1978, qui posa les jalons de ce que l’on n’appelait pas encore le « roman graphique » à travers des récits au long cours en noir et blanc. Le public apprend à prononcer les noms de Lewis Trondheim, Joann Sfar ou Marjane Satrapi dont le Persepolis, entremêlant souvenirs d’une jeunesse iranienne et récit politique, séduit un lectorat qui s’étend bien au-delà du cercle habituel des amateurs de « BD ». Qualifiée de « nouvelle bande dessinée », cette génération incitera les éditeurs installés à renouveler leur catalogue et leur démarche éditoriale.
De leur côté, Les Humanoïdes Associés ne restent pas inactifs tout au long de cette décennie. Ils ouvrent grand leurs portes à un jeune scénariste d’une soixantaine d’années, un certain Alejandro Jodorowsky. Celui-ci a effectué ses premiers pas dans la bande dessinée européenne en donnant naissance à la saga de L’Incal, dessinée par Mœbius dans Métal Hurlant à partir de 1980. Un formidable succès public qui n’a cessé de se confirmer au fil des années, permettant à l’épopée cosmique et comique de John Difool, son héros (ou anti-héros, plutôt), de se vendre à plus d’un million d’exemplaires. Jodorowsky avait déjà tâté de la bande dessinée dans les années 1960, alors qu’il était installé au Mexique. Scénariste de la série de science-Anibal 5, dessinée par Manuel Moro et publiée dans son pays d’adoption en 1966 chez Editorial Temporae(une série qu’il relancera en 1990 chez Les Humanoïdes Associés avec le dessinateur Georges Bess), il avait écrit et illustré ses Fables Paniques dans le supplément culturel hebdomadaire du quotidien El Heraldo de México. Et, dans la foulée du triomphe de L’Incal, Jodorowsky, jusque-là plus connu pour son œuvre de cinéaste, de El Topo à La Montagne sacrée ou encore Santa Sangre, va donner une nouvelle orientation à son activité, délaissant le « septième art » pour se consacrer à l’écriture de scénarios de bande dessinée. Le nom de Jodorowsky ornera désormais une part non négligeable des couvertures des albums publiés par Les Humanoïdes Associés, de La Caste des Méta-Barons à Juan Solo, des Technopères à Megalex, de Diosamante au Lama blanc et à Bouncer – la liste est loin d’être exhaustive.
Mais il n’y a pas que « Jodo » dans la vie des Humanos. Et puisque la BD des années 1990 s’autorise un pas de côté, explorant de nouvelles pratiques du « neuvième art », rien n’interdit à l’éditeur de L’Incal de s’essayer, lui aussi, à des expériences en-dehors de ses champs d’investigation habituels. En 1988, une collection baptisée Tohu Bohu est lancée. Parmi les différents sens qu’il convient de donner à l’expression « tohu-bohu », le dictionnaire Le Robert évoque des « bruits nombreux entremêlés », assimilables à un tintamarre. Les différents auteurs de la collection, loin de produire un tintamarre visuel – que l’on nous pardonne ce néologisme –, témoignent au contraire de la diversité éditoriale du catalogue de la maison et de la richesse de leur inspiration. Présentée dans un dossier de presse comme « la collection qui se joue des apparences », Tohu Bohu, qui adopte le format roman broché à forte pagination, popularisé par L’Association, ainsi que le noir et blanc et la bichromie au détriment de la couleur, accueille en son sein des noms aussi divers que Dupuy et Berberian, lesquels donnent un nouveau souffle à leur personnage de Monsieur Jean avec La Théorie des gens seuls, Wazem, Thierry Robin, Catel et Grisseaux, Christian Durieux, Grégory Mardon, Philippe Riche, Stéphane Levallois, Hervé Bourhis, Tanitoc, Marc Malès, Jean-Luc Cornette et bien d’autres encore. Sans oublier la fine fleur de la bande dessinée américaine dite indépendante, représentée par Seth (La vie est belle malgré tout) et Joe Matt (Peep Show). Avouons-le, un tintamarre comme celui-là, synonyme d’imagination, de curiosité et de fantaisie graphique, les lecteurs en redemandent…
Mais la grande affaire des Humanoïdes Associés, au cours de la décennie 1995-2005, reste l’installation aux États-Unis. Dix ans après avoir racheté la maison, Fabrice Giger décide d’ouvrir une antenne américaine, baptisée Humanoids, à Los Angeles. La cité du cinéma est une destination qui s’impose pour qui souhaite se trouver au plus près des décideurs du « septième art » – après tout, pourquoi les plus grands succès des « Humanos » ne donneraient-ils pas naissance à des films ? Giger affirme une idée forte : l’activité des Humanoïdes Associés a vocation à se développer simultanément dans les trois pôles créatifs de la bande dessinée mondiale, à savoir la France avec le « franco-belge », les États-Unis, terre natale des comics, et le Japon, berceau du manga.
J’étais convaincu depuis le début que la bande dessinée devait s’envisager sur un axe Paris-Los Angeles-Tokyo. Jean-Pierre Dionnet partageait d’ailleurs ma conviction »
explique l’éditeur. Quelques années plus tôt, en 1977, Les Humanoïdes Associés avaient déjà mis indirectement un pied sur le territoire américain avec Heavy Metal, la version américaine de Métal Hurlant, lancée par 21st Century Communications, l’éditeur du magazine National Lampoon, et toujours publiée aujourd’hui. Jean-Pierre Dionnet aime à raconter l’émotion qu’il ressentit le jour où, dans un kiosque new-yorkais, il découvrit le premier numéro de Heavy Metal rangé au côté de ces revues mythiques de la presse d’outre-Atlantique que sont Life, Esquire et Playboy.
Pour autant, en cette fin des années 1990, Giger se dit qu’il est sans doute possible d’aller encore plus loin, au-delà d’une simple déclinaison de la revue sur le sol américain. Afin de conquérir les États-Unis, il est indispensable de s’implanter sur leur territoire et de donner aux Humanoïdes Associés une véritable visibilité éditoriale. Selon lui, le lancement de Heavy Metal n’était qu’un premier pas, d’autant plus insatisfaisant que l’éditeur français n’avait pas su le négocier à son avantage.
Les Humanoïdes Associés première version avaient raté leur installation aux États-Unis, analyse Giger. Ils s’étaient faits littéralement dépouiller par l’éditeur de Heavy Metal ! Le titre a connu un immense succès et se vendait à des millions d’exemplaires, mais les histoires étaient cédées à un tarif forfaitaire alors qu’ils auraient dû négocier un pourcentage. Et le film d’animation Heavy Metal, sorti en 1981, n’a rien rapporté aux « Humanos », alors qu’il a pourtant été diffusé en France sous le titre Métal Hurlant… Je me rendais compte que les idées des auteurs de Métal étaient pompées par le cinéma hollywoodien. Dans le film Stargate, la porte des étoiles, Roland Emmerich met en scène des dieux et une pyramide qui viennent tout droit de La Foire aux immortels, la bande dessinée d’Enki Bilal. Le seul moyen d’empêcher ces détournements, c’était d’être présent sur place afin de mieux défendre nos auteurs. Aujourd’hui, nous commençons seulement à avoir assez de poids pour prétendre discuter avec nos partenaires américains afin de produire un film inspiré de L’Incal. Il nous aura fallu patienter vingt-cinq ans et dépenser beaucoup d’énergie avant de nous forger une image et une réputation… »
En attendant de s’imposer comme un acteur crédible au sein du paysage éditorial américain, Les Humanoïdes Associés sont tout près de réussir leur premier « gros coup », peu de temps après leur implantation. En 1999, Fabrice Giger s’associe à deux poids lourds du cinéma, Ridley Scott (Alien, Blade Runner) et son frère Tony, réalisateur de Top Gun et de USS Alabama – un film dans lequel deux personnages discutent pour savoir si le Surfer d’argent dessiné par Mœbius est supérieur à la version de Jack Kirby… Leur objectif : mettre sur pied, en ces débuts d’Internet, un site dédié à la science-fiction. L’éclatement de la bulle Internet, survenu en 2000, mettra un terme prématuré à l’aventure.
« Nous avions réussi à lever dix millions de dollars et nous avions pour ambition de créer le plus beau site de science-fiction, se souvient Fabrice Giger. Les ingénieurs associés au projet avaient accompli un travail impressionnant. Quelques mois avant le lancement, les investisseurs nous annoncent qu’ils se retirent. “Internet won’t happen“, nous affirment-ils. »
Autrement dit, en français : « Internet n’aura pas lieu ». L’avenir se chargera de les démentir et de ridiculiser cette prédiction pour le moins hasardeuse, mais trop tard. Et les attentats du 11 septembre 2001 achèveront de dégrader l’environnement économique mondial, contraignant Les Humanoïdes Associés à renoncer à ce qui s’annonçait comme un événement dans la galaxie Internet, alors en voie d’expansion.
Heureusement, il en faudrait plus pour venir à bout de leur volonté de se faire une place au soleil – une métaphore d’autant plus justifiée que la société Humanoids s’est installée en Californie, terre de tous les fantasmes et de tous les possibles. En ce début des années 2000, la presse a encore de beaux jours devant elle. Internet n’a pas pris assez d’ampleur pour détourner les amateurs d’histoires dessinées du plaisir sensuel de la lecture sur papier. En juillet 2002, Métal Hurlant, la matrice des Humanoïdes Associés, effectue son grand retour dans les kiosques. Le dernier numéro, paru en 1987, était le 133. Le nouveau Métal commencera donc par le 134, histoire de jeter un pont par-delà les années, comme si cette longue interruption de quinze ans n’avait été qu’une simple parenthèse. Cette nouvelle mouture de la revue sera pilotée à la fois depuis la France et les États-Unis, et ouvrira ses pages à des auteurs venus du monde entier. Des Anglais (David Lloyd, dessinateur de V pour Vendetta), des Espagnols (Das Pastoras, Carlos Portela), des Italiens (Stefano Raffaele) ou encore un Danois (Christian Højgaard) figureront au sommaire, tout au long des treize numéros publiés jusqu’en 2006. Mais aussi des Français, bien entendu (de Fred Beltran à Jean-David Morvan, de Sylvain Runberg à Cornette et Oiry), et des Américains, parmi lesquels le grand Richard Corben, déjà présent dans la toute première livraison de Métal, en 1975.
La répartition entre Européens et Américains était équilibrée, souligne Fabrice Giger. Nous avons procédé à des “mariages“ entre auteurs issus de cultures différentes. Et certains dessinateurs français ont adopté un style “à l’américaine“, à l’image de Gérald Parel qui a dessiné Hunter’s Moon d’après un très beau scénario de Kurt Busiek. »
L’axe Paris-Los Angeles-Tokyo se met en place. Mais il faudra attendre 2014 pour voir les premiers livres des Humanoïdes Associés publiés au Japon. En partenariat avec l’éditeur Pie books, ce sont seize séries qui feront l’objet de belles éditions avec jaquette et en intégrale, parmi lesquelles L’Incal, Juan Solo, Bouncer, Miss, Koma et Je suis légion.
À défaut de voir se concrétiser leur projet avec les frères Scott, Les Humanoïdes s’associent avec un poids lourd de l’édition américaine de bande dessinée : DC Comics, l’éditeur historique de Superman et de Batman, acteur du renouveau de l’univers des super-héros avec The Dark Knight Returns de Frank Miller, publié en 1986. Au début de la décennie 2000, ce concurrent de Marvel s’intéresse à la production des « Humanos », au point de leur proposer un partenariat.
Ils sont venus nous voir au moment où nous tentions de leur “piquer“ des auteurs, s’amuse rétrospectivement Fabrice Giger. J’avais réussi à convaincre John Cassaday et Travis Charest de travailler pour nous, et les dirigeants de DC ont dû se demander ce que ces frenchies installés aux États-Unis avaient dans la tête ! J’ai rencontré Paul Levitz, un scénariste devenu en 2002 le patron du groupe. Il avait oublié que j’étais venu le voir à la fin des années 1980 pour lui proposer une collaboration, à une époque où je parlais à peine anglais… »
À partir de 2004 et durant trois ans, DC Comics et Les Humanoïdes Associés vont travailler ensemble, l’éditeur américain imprimant et distribuant les titres de l’éditeur français traduits en anglais, avant de partager les bénéfices avec lui.
C’était la première fois que DC lançait une marque conjointe avec un éditeur non-américain, relève Giger. D’une certaine manière, nous avions changé de métier. Nous étions devenus une sorte de “packager“, ce qui ne correspondait pas à ma vision du rôle d’un éditeur. Les gens de DC étaient très sympathiques, mais nous avions l’ambition de publier de beaux livres et la qualité d’impression n’était pas satisfaisante. Et comme les chiffres de vente n’étaient pas meilleurs, alors que nous attendions de cette association qu’elle nous permette d’écouler plus d’exemplaires de notre production grâce à l’outil de distribution de DC, nous avons préféré reprendre notre liberté. »
La période 1995-2005 voit également Enki Bilal lancer chez Les Humanoïdes Associés sa Tétralogie du Monstre, avec Le Sommeil du Monstre et 32 décembre, et Alejandro Jodorowsky, scénariste infatigable, s’imposer comme la figure de proue du vaisseau humanoïde. Toutes ces expérimentations, de la relance de Métal Hurlant à l’association avec DC Comics et au projet mené avec les frères Scott, auront contribué à nourrir l’expérience acquise par la maison. Et se révèleront bien utiles quinze ans plus tard, en 2021, au moment où une troisième version de Métal Hurlant verra le jour. Mais c’est une autre histoire…
Les Humanoïdes Associés
Metal Hurlant