La Boîte Noire

  2005-2015 : à la croisé des chemins.

22 avr. 2025

Au début de la décennie 2005-2015, Les Humanoïdes Associés se trouvent à un tournant. Le numéro 143 de Métal Hurlant vient d’être publié quelques mois plus tôt, en avril 2004. Cette nouvelle formule du magazine mythique, initialement paru de 1975 à 1987, avait été lancée en juillet 2002 dans un format identique à celui des comic books américains. Quinze ans après la fin du Métal « historique », elle avait permis de révéler une génération d’auteurs à la tonalité internationale affirmée, mêlant artistes américains et jeunes talents européens. En mai 2006, l’ultime numéro de ce Métal « revisité » sort des presses. Le titre affiché en couverture, Oraison funèbre, sonne le glas de cette deuxième mouture. Personne ne s’en doute, mais quinze ans de patience permettront d’assister de nouveau au retour de Métal Hurlant. N’allons toutefois pas trop vite en ouvrage. En 2006, donc, Fabrice Giger décide lui aussi de marquer une pause. Après des années passées à la tête des Humanoïdes Associés, qu’il a rachetés en 1988, il s’octroie une parenthèse personnelle pour s’installer en Inde avec femme et enfants. Il confie les rênes de la maison à l’un de ses amis, Pierre Spengler, producteur de cinéma à qui l’on doit notamment le Superman de Richard Donner. Mais, dans le parcours d’une maison d’édition comme dans la vie de tout un chacun, les périodes de crise sont parfois porteuses d’un avenir meilleur. Cette même année 2006, de joyeux drilles au visage couvert d’un masque de catch mexicain font une entrée fracassante dans la galaxie humanoïde. Ils sont prêts à tout bousculer sur leur passage, aussi peu respectueux de leurs adversaires que de la morale et du bon goût.

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Luchadores Five !

On les appelle les Luchadores Five. Dr Pantera, Diablo Loco, Red Demon, King Karateca et leur chef, El Gladiator, sont aussi drôles que mal embouchés et indifférents aux bonnes manières. Autant de qualités qui ne peuvent que les rendre sympathiques… Un texte signé par El Gladiator himself prend soin de les présenter : « Revêtus de leurs masques, ils arpentent les rues dangereuses à l’affût de l’ennemi. Pourquoi des masques, me direz-vous ? Parce que tous les cinq sont des adeptes de la lucha libre, le catch mexicain, un sport dont la noblesse et l’honnêteté ne sont plus à démontrer. À nous cinq, nous sommes les Luchadores Five et nous veillons sur la ville. » La ville en question, c’est celle de Los Angeles, et plus particulièrement East L.A., le quartier hispanique. Un endroit dangereux, mais qui n’a rien à voir avec les clichés des productions hollywoodiennes. En réalité, leur quotidien est fait d’extraterrestres ringards, de monstres ridicules, d’un homme-cactus, d’un clone minable d’Elvis Presley ou encore d’un gang, les Formidables (en français dans le texte), dont les membres roulent en Citroën CX. Tout un programme…



Zombies, catcheurs et belles-mamans

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Un homme au passé déjà bien chargé se cache derrière cette entreprise de démoralisation de notre belle jeunesse, publiée sous le titre générique Lucha Libre. Il s’appelle Jerry Frissen. Non content de mettre ses talents de graphiste au service des albums publiés par Les Humanoïdes Associés, il est l’auteur d’une série créée en 2002, Les Zombies qui ont mangé le monde, dessinée par Guy Davis et portée à l’écran en 2023 avec le film We Are ZombiesOriginaire de Belgique, installé à Los Angeles depuis décembre 2000, Jerry a eu envie de mettre en scène sa ville d’adoption. La mixité sociale et ethnique de L.A. lui évoque Point Central, la cité-monde située au beau milieu de l’espace, imaginée par Pierre Christin et Jean-Claude Mézières dans leur série Valérian. Avec Lucha Libre, Frissen exprime son intérêt pour le catch mexicain. À vrai dire, ce sont moins les affrontements eux-mêmes qui le passionnent que le folklore, nourri par la frénésie des aficionados, par l’esthétique ritualisée des bastons et par les costumes bigarrés dont s’affublent les catcheurs. Initié à cet univers haut en couleur durant sa jeunesse bruxelloise grâce à un copain adepte de ce sport-spectacle, Jerry s’est inspiré de l’engouement local pour le catch, populaire à Los Angeles comme au Mexique, en assistant à plusieurs reprises à des combats. Tout comme dans Les Zombies qui ont mangé le monde, où les démêlés d’un des personnages avec sa belle-mère avaient été inspirés par sa relation avec sa propre belle-maman, le scénariste s’est appuyé sur son expérience personnelle. L’idée de la première histoire, dans laquelle l’un des Luchadores se fait voler son autoradio, vient en droite ligne d’une mésaventure identique vécue par Jerry Frissen…



Hommage au Pacifique

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Qualifiée par Fabrice Giger de « l’une des œuvres les plus fraîches de la décennie tant dans le fond que la forme, aux influences assumées et parfaitement digérées », la saga des Luchadores Five, mise en images par le dessinateur Bill, sera prolongée dans quatre autres séries, Tequila, Les Tikitis, Le Profesor Furia et Les Luchadoritos, aujourd’hui disponibles en intégrale. Elles seront dessinées par Gobi, Fabien M., Nicolas Witko et Hervé Tanquerelle, dont les différents styles entremêlent les influences de la bande dessinée européenne, des comics et des anime japonais, auxquels viendront s’adjoindre divers graphistes invités tels que Michel Pirus, Stéphane Oiry ou Guy Davis. Décliné sous forme d’un magazine lancé dès 2006, dont les histoires seront ensuite reprises en albums, l’univers délirant de Lucha Libre sera adapté en trois dimensions avec la réalisation d’une série de figurines de collection. L’une d’elles aura même droit à une apparition dans Machete, un film de Robert Rodriguez, qui fera s’affronter l’actrice Jessica Alba et l’avatar du personnage de Tequila. Lorsque les personnages tireront leur révérence, en 2010, ils partiront dans le respect du code d’honneur des catcheurs, sans dévoiler leur véritable identité, restée à jamais dissimulée sous leur masque.

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Pendant ce temps…


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… comme aurait dit le scénariste Jean-Michel Charlier, les séries à succès des Humanoïdes Associés poursuivent sur leur lancée, de Bouncer à Je suis légion et Koma. Le catalogue s’ouvre à de nouvelles sagas, à l’image de Carthago, de L’Association des cas particuliers et de Milan K. Quant à l’Italien Saverio Tenuta, il orchestre une fresque d’heroic fantasy, La Légende des nuées écarlates, qui fait la part belle au Japon ancien. 

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L’éditeur se lance aussi dans la publication d’une collection d’albums au format poche, réservée aux grands succès maison, de L’Incal à La Caste des Méta-Barons et à Bouncer. Autant de titres écrits par un certain Jodorowsky, infatigable clé de voûte des « Humanos », tout à la fois auteur de Castaka (dessin de Das Pastoras), Après L’Incal (avec Mœbius) et Final Incal (avec José Ladrönn), sans oublier Les Armes du Méta-Baron (avec Zoran Janjetov). Non content de s’affirmer comme l’un des scénaristes les plus productifs de la bande dessinée, « Jodo » est aussi au cœur de l’actualité cinématographique en ce milieu des années 2000, avec la deuxième vie en salle de deux de ses longs métrages, El Topo et La Montagne sacrée. En mars 2007, dans la revue L’Humano, éditée par Les Humanoïdes Associés, il se dit heureux d’être reconnu pour son œuvre de réalisateur : 

Aujourd’hui, j’ai parfois l’impression d’être considéré comme un cinéaste classique ! Mais il m’aura fallu trente ans pour en arriver là et pour être enfin accepté... 

Ce succès ne l’empêche pas de se réjouir de la liberté dont bénéficient les auteurs de BD, à la différence des cinéastes qui sont soumis à une critique parfois mordante : 

Heureusement que le monde de la bande dessinée n’a pas à supporter une critique, comme c’est le cas pour le cinéma. Comme ça, les auteurs se sentent plus libres.
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Manga made in France

Toujours à l’avant-garde, Les Humanoïdes Associés explorent aussi la bande dessinée d’inspiration japonaise. En septembre 2006, l’éditeur Guillaume Dorison lance le magazine Shogun Mag, riche de plus de 300 pages en noir et blanc et issu de l’univers de l’animation et du jeu vidéo. Il offre à des auteurs européens, américains et japonais la possibilité de proposer des histoires inspirées par le style graphique et l’esprit des mangas. Thriller, comédie, surnaturel, politique-fiction, voyage temporel, baston… Tous les registres et tous les genres sont les bienvenus. Shogun Mag s’arrêtera après sept numéros, avant de renaître à travers trois titres : Shogun Shōnen, destiné aux adolescents, Shogun Seinen, réservé aux adultes, et Shogun Life, spécialisé dans les mangas shojo et josei, qui s’adressent à un lectorat féminin. L’expérience en version imprimée prendra fin en 2008, mais se poursuivra l’année suivante sur un site de lecture en ligne, Global-Manga.

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Entre séries classiques, best-sellers intemporels et expérimentations diverses, l’éditeur aura ainsi traversé la décennie en s’appuyant sur des auteurs au savoir-faire éprouvé, tout en s’aventurant dans de nouveaux domaines de création. Consolider le passé tout en défrichant l’avenir : la méthode portera ses fruits dès la décennie suivante, avec une aventure éditoriale enthousiasmante, la relance de Métal Hurlant ! D’abord en France en 2021, puis quatre ans plus tard aux États-Unis. Le Phénix renaît toujours de ses cendres, il suffisait juste d’un peu de patience…